Diane Korzeniewski a attiré mon attention sur une entrevue menée par Alessandra Stoppa avec Vittorio Messori publiée dans le périodique italien Rivista internazionale di communione e liberazione et partiellement traduite en anglais sur le site Medjugorje Today. Je la remercie de cette référence que j’aimerais commenter à découvert.

La tâche sera d’autant allégée en français que Béatrice vient de traduire l’article déclencheur de cette entrevue sur son propre site Benoît et moi. Il a d’abord été publié par les soins de Messori sur son propre site et ensuite reproduit dans le Corriere della Sera du 22 juin, 2011: « Quei dialoghi con la Madonna: Il dilemma di Medjugorje ».

Vos commentaires seront les bienvenus, lorsque vous aurez parcouru les documents en question et mon interprétation du « dilemme » appréhendé.

Wikipedia présente le dilemme comme un conflit où deux actions sont obligatoires, du point de vue moral, mais où on ne peut faire les deux.

Ce dont Messori ne semble pas se souvenir, c’est qu’il était aux premières loges, lorsque le Cardinal Joseph Ratzinger, alors préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, lui a soumis, entre autres réflexions, les termes d’un certain « dilemme » dans le cadre d’un

Entretien sur la foi

qui a fait grand bruit…

À la question posée par le journaliste : « … sur quels critères s’appuie la Congrégation pour formuler un jugement devant ces faits qui se multiplient ? »

le Cardinal répond :

« L’un de nos critères […] consiste à séparer le côté « surnaturel », véritable ou supposé, de l’apparition, de ce que représentent ses fruits spirituels.

Les pèlerinages de la chrétienté antique se dirigeaient souvent vers des lieux à propos desquels notre esprit critique d’hommes modernes resterait parfois perplexe quant à la « vérité scientifique » de la tradition qui s’y trouve liée.

Cela n’empêche pas que ces pèlerinages étaient fructueux, bénéfiques, importants pour la vie du peuple chrétien.

Le problème n’est pas tant celui de l’hypercritique moderne (qui finit d’ailleurs par être une forme de nouvelle crédulité) que celui de l’estimation de la vitalité et de l’orthodoxie de la vie religieuse qui se développe autour de ces lieux. »

Entretien sur la foi, p. 131

« J’ai le cœur qui me débat devant ces choix terrifiants », écrivais-je sur le blogue de Diane qui m’offrait l’hospitalité d’une contribution, l’an dernier :

« vitalité » ou « hypercritique », « fruits » ou « véridicité ». Il me semble que le Cardinal Ratzinger préfère la « vitalité » à l’« hypercritique moderne »***, dans ce court paragraphe.

Mais je peux me tromper.

Toutefois, je garde en mémoire que le Cardinal Ratzinger a confié le dossier de Medjugorje à la Conférence épiscopale yougoslave, un an après la publication de l’Entretien sur la foi.

*** Notons le glissement de l’expression « vérité scientifique » vers l’« hypercritique moderne », voire la « nouvelle crédulité », dans l’accentuation recherchée de la vitalité — les bons fruits — aux dépens de la vérité des faits.

Le soutien ambigu de Rome en faveur de l’Ordinaire du lieu

Dans les prochaines lignes, je tenterai de vous faire partager une meilleure compréhension de l’importante décision rendue par le Cardinal Ratzinger — et de ses conséquences — au point de jonction de certaines contraintes qui ont alimenté le présumé dilemme.

Je vous propose d’abord la re-lecture de ce que nous avons publié il y a plus de 23 ans… dans La face cachée de Medjugorje, pp. 128-133. On a l’impression que l’ « histoire se répète » !

Le 18 janvier 1987, un communiqué de presse daté du 9 janvier, signé par le cardinal Franjo Kuharic, président de la Conférence épiscopale yougoslave, et par Mgr Pavao Zanic, évêque de Mostar, parut à la une de Glas Koncila, annonçant la formation d’une nouvelle Commission d’enquête sur les événements de Medjugorje. Voici le texte de ce commu­niqué:

En conformité aux règles canoniques concernant le sujet du discerne­ment des prétendues apparitions et révélations privées, la Commission diocésaine, instituée dans ce but par l’évêque de Mostar, Ordinaire du lieu, a conduit une enquête sur les événements de Medjugorje.

Au cours de l’enquête il est apparu que les événements en question dépassent largement les frontières mêmes du diocèse. C’est pourquoi, à partir des règles déjà mentionnées, il a paru juste de poursuivre les travaux au niveau de la Conférence épiscopale, instituant dans ce but une nouvelle Commission.

La Congrégation pour la doctrine de la foi en a été informée. Elle a exprimé sa satisfaction pour le travail accompli par la Commission diocé­saine sous la responsabilité de l’Ordinaire local et a encouragé la pour­suite de ses travaux au niveau des instances épiscopales nationales.

La Conférence épiscopale institue donc une Commission dans le but de poursuivre l’examen des évènements de Medjugorje. En attendant le résultat des travaux de la Commission et le jugement de l’Église, que les Pasteurs et les fidèles observent l’attitude de prudence habituelle dans ces situations.

Il n’est donc pas permis d’organiser des pèlerinages et autres manifestations motivées par le caractère surnaturel attribué aux faits de Medjugorje.*

La légitime dévotion à la Madone, recom­mandée par l’Église, doit être conforme aux directives du Magistère et spécialement à celles contenues dans l’Exhortation Apostolique Marialis cultus du 2 février 1974 (cf. AAS, 66, 1974, p. 113-168).

Zagreb, le 9 janvier 1987

+ Franjo Card. Kuharic Président de la C.E.Y.

+ Pavao Zanic

Évêque de Mostar

*[souligné en 2011]

Apparemment la Commission formée par Mgr Zanic en 1982 s’est délibérément retirée du dossier après trois ans de travail et a ainsi renié les conclusions auxquelles elle était arrivée.

Apparemment aussi les deux signataires du communiqué, aidés sans doute par la Congrégation pour la doctrine de la foi, se réfèrent naturellement à des règles canoniques qui semblent aller de soi.

Dès juillet 1986, en effet, on trouvait dans la litté­rature mariale et dans Laurentin des extraits d’une directive générale élaborée par feu le cardinal Seper, inconnue jusqu’ici, semble-t-il, mention­née nulle part auparavant et qui stipulait ceci:

Lorsqu’un phénomène d’apparitions prend des proportions internatio­nales ou lorsque des groupes qualifiés de fidèles demandent l’interven­tion de Rome, c’est le Saint-Siège lui-même qui assume la responsa­bilité.

Qu’est-il arrivé exactement ?

Le Saint-Siège a-t-il d’abord voulu, comme le prétend Orazio Petrosillo, écarter totalement Mgr Zanic de la respon­sabilité qui lui revenait de plein droit ?

L’aurait-il nommé co-responsable de la nouvelle Commission par peur qu’il ne livre à d’autres sa monumen­tale documentation défavorable à Medjugorje ?

A-t-il voulu diminuer son influence en la diluant au sein d’une Conférence nationale où l’autorité est partagée ?

Le Saint-Siège a-t-il ployé sous les énormes pressions de la propagande et des partisans de Medjugorje qui, depuis le début, accusent Mgr Zanic d’entretenir des préjugés défavorables et qui réclament une Commission internationale ?

Pourquoi avoir parlé d’une nouvelle Commis­sion au moment où Mgr Zanic annonçait qu’il allait rendre publiques les conclusions de la Commission épiscopale de Mostar, lesquelles étaient défa­vorables ?

Pour ce qui est des directives et des règles de 1978, d’où vien­nent-elles ? Pourquoi n’ont-elles jamais été évoquées auparavant ?

Dès le début en effet, le « cas Medjugorje » dépassait les frontières du diocèse de Mostar et prenait des proportions internationales. La Commission de Mgr Zanic n’était-elle pas assez ouverte et indépendante, avec ses membres choisis dans sept diocèses différents, venus de quatre provinces diffé­rentes, de neuf écoles de théologie différentes ?

Ces questions nous rendent perplexe.

Évidemment le transfert du dossier offre des avantages.

Il dégage Mgr Zanic d’une décision qui aurait pu lui être lourde à porter seul, surtout si elle comporte un jugement négatif et odieux pour les Franciscains, compte tenu des relations tendues dont nous connaissons l’origine historique. Une éventuelle décision négative serait plus facilement défendable aussi par une Conférence épiscopale face à un État qui verrait alors se tarir une source de revenus appréciables pour son économie chancelante et qui pour­rait considérer cette décision comme une ingérence politique.

Au-delà de toutes les questions que suscite la création de cette nouvelle Commission, il est une conséquence qui apparaît évidente: cet événement mine et contredit les positions antérieurement tenues par Rome. Désor­mais, pour les partisans de Medjugorje, c’est Rome qui a dessaisi Mgr Zanic de toute l’affaire.

Depuis que l’annonce en a été faite, la propagande partout à travers le monde clame ouvertement que le Saint-Siège a abattu Mgr Zanic et sa Commission. L’abbé Laurentin écrivait en juillet 1986 que « les menaces qui semblaient conduire à l’étouffement [de Medjugorje] ou à son écrasement sont suspendues. » En août 1986, La Croix de Paris annonçait: « Medjugorje: c’est Rome qui tranchera » et de se référer, comme l’abbé Laurentin, à ces normes inconnues jusqu’alors.

Rome apporta par la suite des démentis, réitéra la responsabilité de Mgr Zanic et désap­prouva les pèlerinages, comme nous l’avons vu dans l’article des « soutiens » apportés à Mgr Zanic.

Il n’en reste pas moins qu’en janvier 1987 paraissait le communiqué qui embrouilla toute la situation. On peut comprendre ceux qui, malgré la position de Mgr Zanic et les conclusions de la Commission épiscopale de Mostar, ne savent plus que penser ou gardent un grand espoir concernant l’authenticité des apparitions de Medjugorje.

Depuis les débuts, Rome, au nom de la prudence, persiste à retarder le jugement final. Au moment où celui-ci va être rendu, elle pose un geste qui le retarde encore et qui engendre la confusion.

Cette politique relève-t-elle d’une volonté délibérée ? Cacherait-elle de secrets espoirs ? Est-elle vraiment intéressée à faire ressortir la vérité ?

[…] Voilà qui est loin de soutenir ceux qui se sont opposés aux pèlerinages avant qu’aient été assemblés, examinés et évalués les faits et les préten­dues apparitions, comme le demande le Saint-Siège.

Voudrait-on permet­tre la création d’un sanctuaire sur de fausses données, comme cela s’est, semble-t-il, déjà produit dans l’histoire de l’Église ? Qui doit alors en porter la responsabilité ?

La traditionnelle distinction que l’Église établit entre l’historicité des faits et la valeur des messages n’ouvre-t-elle pas la porte à de telles faussetés et ne compromet-elle pas la crédibilité de cette insti­tution ? Avec Medjugorje, ne sommes-nous pas en présence d’un inaccep­table montage ? […]

Certaines déclarations et interventions des autorités ecclésiastiques supérieures ont donc pour effet non seulement de retarder le verdict défi­nitif, mais encore de permettre comme « stratégie » de faire, d’ici là, comme si les apparitions étaient authentiques. […]

Il est à se demander s’il en résultera quelque profit pour la crédibilité de l’Église.*

*[souligné en 2011]

Ainsi, un quart de siècle après la décision du Cardinal Ratzinger, le « dilemme déchirant du Saint-Siège » concernant Medjugorje semble prendre forme.

Vittorio Messori envisage les deux termes du « dilemme » :

–          La Commission rend un verdict d’inauthenticité des apparitions, de tromperie, de fraude ou de canular. Il en résulte une catastrophe pastorale et les victimes se comptent par millions de pèlerins sincères;

–          La Commission juge en défaveur de l’Ordinaire du lieu; s’ensuit également une catastrophe qui soulève la question de l’autorité pastorale, les victimes étant les deux évêques humiliés, Mgr Pavao Zanic et Mgr Ratko Peric.

Mais se pourrait-il que le diagnostic de « dilemme » posé par M. Messori soit erroné ? [à suivre]

Cordialement,

Louis Bélanger